Discrimination et exclusion
Sommaire et résumés
Christian Poiret
Pour une approche processuelle des discriminations : entendre la parole minoritaire
Les discriminations peuvent être abordées de manière complémentaire, en tant qu’actes intentionnels, que résultats ou que processus. Le poids des logiques juridico-administratives dans la reconnaissance de ce phénomène en France à partir de la fin des années 1990, a eu pour conséquence un enfermement de la question dans une logique du procès et une focalisation sur les deux premiers types d’approche au détriment du troisième.
Cet article plaide donc pour une réévaluation du statut de la parole minoritaire permettant une approche processuelle qui lie, dans l’analyse, les pratiques discriminatoires et les différents rapports sociaux qui les produisent et qu’elles expriment. Cette démarche est susceptible de faire apparaître les mécanismes objectifs récurrents qui sont au cœur des dynamiques de minorisation aboutissant à la production d’individus et de groupes racisés. Mais cette sociologie compréhensive permet aussi de commencer à ouvrir la « boite noire » du racisme, en ne se contentant pas de constater des phénomènes discriminatoires ou ségrégatifs et en interrogeant ce que font les acteurs confrontés à ces processus : comment ils les interprètent, comment ils s’y adaptent et comment ils y résistent, ouvrant ainsi la question du changement social.
Alexis Spire
La discrimination des étrangers au guichet
Dans le domaine de l’immigration, l’imprécision des critères juridiques a toujours laissé une grande marge de manœuvre aux services chargés de les appliquer. A partir d’une enquête ethnographique, cet article montre que l’existence de discriminations peut découler des interprétations du chef de bureau ou des réactions des agents subalternes à ses instructions. La décision de celui ou celle qui instruit le dossier peut varier selon sa place dans l’organisation du travail, son ancienneté dans le poste ou sa trajectoire sociale. Contrairement à une idée largement répandue, les discriminations ne dépendent pas exclusivement des options politiques ou morales des agents. Dans un contexte d’intensification des cadences, les préférences des agents pour telle catégorie d’étrangers sont davantage liées à des considérations relatives à l’organisation du travail et aux possibilités d’en atténuer la pénibilité.
Valérie Sala Pala
Faut-il en finir avec le concept de racisme institutionnel ?
Dans cet article, nous montrons d’abord comment l’invention du concept de racisme institutionnel a renouvelé les conceptualisations du racisme et donné lieu au développement de recherches fécondes sur les mécanismes institutionnels produisant des inégalités ethniques. Nous mettons ensuite en évidence une série de faiblesses analytiques qui rendent ce concept problématique et obligent à le repenser. Nous proposons alors d’élaborer un nouveau cadre conceptuel en vue d’étudier la contribution des institutions à la reproduction des inégalités ethniques dans les sociétés contemporaines. Selon nous, ce cadre conceptuel doit faire une place à un concept de racisme institutionnel redéfini dans un sens plus restrictif et l’articuler à d’autres concepts permettant d’embrasser l’ensemble des mécanismes contribuant à la reproduction des inégalités ethniques. Bref, il s’agit de ne pas jeter le bébé avec l’eau du bain et de repenser la place à donner à un concept qui depuis quarante ans a été porteur d’une grande force programmatique, mais aux dépens de la valeur analytique.
Atmane Aggoun
La carte de retraité : visa amélioré ou permis de circulation ?
Depuis la loi du 11 mai 1998, les retraités étrangers ont droit à un nouveau titre de séjour ayant pour objectif de leur faciliter les allers-retours entre leur pays d’origine et la France. Il est en effet précisé, à l’article 18 bis de l’ordonnance du 2 novembre 1995 modifié, que l’étranger qui a établi ou qui établit sa résidence habituelle hors de France bénéficie sous certaines conditions, à sa demande, d’une carte de séjour portant la mention « retraité ». Cette carte valable dix ans et renouvelée de plein droit, permet d’entrer à tout moment, sans visa, sur le territoire français. Cette carte est rarement demandée, même « boudée », car si elle présente un intérêt dans certains cas, elle induit pour nombre de retraités un recul des droits aux prestations sociales françaises.
Muriel Cohen
« Qui tient la femme tient tout » (Jules Ferry, 1870). Le contrôle de l’immigration familiale algérienne dans la France des Trente glorieuses
A partir de l’indépendance algérienne, les services administratifs en charge de l’immigration cherchent à limiter les arrivées sur le territoire français des familles algériennes, considérées comme « inassimilables ». La procédure dérogatoire instaurée en 1962, à l’issue des accords d’Evian, censée favoriser les Algériens par rapport aux autres étrangers, est détournée de son sens originel. Les conditions réglementaires d’introduction des familles algériennes sont nettement complexifiées par le biais de circulaires ministérielles. Les critères exigés des « chefs de famille » algériens, notamment concernant le logement, rendent le regroupement familial accessible uniquement aux plus favorisés socialement. Les agents en charge de l’instruction de ces dossiers sont prédisposés par leurs origines coloniales à manifester un certain zèle dans la mise en œuvre de cette politique. Celle-ci, combinée aux mesures spécifiques de contrôle des Algériens aux frontières, explique la faiblesse du nombre d’arrivées de familles algériennes en France entre 1962 et 1972, comparée à celles des autres nationalités.
Mireille Eberhard
Habitus républicain et traitement de la discrimination raciste en France
Ce texte s’attache à analyser l’influence du contexte républicain sur l’énoncé et la prise en charge de plaintes pour discriminations racistes. Basé sur des observations et des entretiens effectués dans le cadre d’instances d’accueil, de recueil et de traitement de plaintes individuelles, il aborde les processus que l’interaction d’accueil donne à voir : stratégies de présentation de soi, stratégies de dénonciation mais aussi d’invalidation de la discrimination. Il s’intéresse particulièrement à la manière dont ces processus discursifs dévoilent un habitus républicain qui structure la compréhension et le traitement de la discrimination raciste en France.
William Gasparini
Immigration et discrimination dans le sport. Les catégories à l’épreuve du terrain
Appliquée à l’espace sportif, la discrimination est une de ces questions non questionnées du débat public qui risque de s’imposer au chercheur à travers les catégories du langage ordinaire et du discours journalistique. Des buts de Rachid Mekloufi à ceux de Zinedine Zidane, les exemples français ne manquent pas pour attester de l’enchantement que provoque le « corps-diaspora » de nos excellences sportives. Mais la réalité de la pratique sportive « ordinaire » des populations d’origine immigrée est parfois différente : discriminations dans l’accès à certains clubs, racisme dans les stades, sport « entre soi », exclusion des filles des quartiers populaires. Comme toute croyance, celle du « sport qui intègre les immigrés » atteste d’une efficacité symbolique car elle se fonde sur des figures de la réussite dans le sport de haut niveau. La rupture avec les catégories construites par les acteurs du sport, les journalistes et les essayistes nécessite une confrontation au terrain et notamment une analyse de la pratique sportive « ordinaire », loin des effets du champ politique tendant soit à valoriser le « multiculturalisme sportif » dans le sport de haut niveau soit à mettre en exergue le « communautarisme sportif ». L’article a pour objet d’approcher sociologiquement la question des discriminations dans l’espace sportif en discutant, à partir d’exploitations secondaires d’enquêtes, la pertinence des catégories savantes et pratiques mobilisées pour rendre compte de ce phénomène.
Abdelali Kerroumi
Note de Recherche
Immigration, relations familiales et rapports à l’École
L’auteur montre que tout ne se joue pas dans la transmission intergénérationnelle, mais que des processus internes à la fratrie produisent des effets sur les itinéraires sociaux. Ainsi, le rapport éducatif et scolaire qu’un père va adopter avec un fils généralement cadet dépend non seulement des résultats des rapports qu’il a eus avec ses propres enfants aînés, mais aussi et surtout des rapports socioprofessionnels avec ses propres frères. Ce positionnement hiérarchique « subjectif » influe sur les rapports intergénérationnels. En interrogeant tous les membres d’une même famille, l’auteur a ainsi disposé de matériaux complets qu’il a mis en parallèle ou croisés pour dégager des relations privilégiées dans la famille, qui se développent de manière inégale entre les membres d’un même groupe, et encore plus au niveau de la même fratrie. On choisit différemment ses prédécesseurs en fonction du sexe et du rang dans la fratrie. Il montre la complexité des rapports à l’intérieur de la famille, qui ne sont pas faciles à démêler, et pressent des axes relationnels privilégiés par lesquels les transmissions inégales s’opèrent.