Fondation d’une revue
Christian de Montlibert (entretien avec Simon Borja)
Plutôt que de procéder à un texte cadenassé voire compassé, l’entretien a le mérite d’ouvrir sur un point de vue plus vivants et, en tous sens, plus parlé.
Il est entendu que méthodologiquement, nombre de dimensions entrent en ligne de compte dans l’entretien : la proximité des discutants, leurs liens réactualisés, le lieu de l’entretien, ce que l’on peut dire ou pas autant que les questions que l’on peut poser, les implicites, les rapports de pouvoir, etc. En questionnant aussi les transcriptions, les réécritures et ajustements ultérieurs, etc. Les quelques éléments sélectionnés ci-après s’appuient sur des entretiens effectués avec Christian de Montlibert au moment où celui-ci partait à la retraite, en 2006 1 et ont été repris en 2023. Ils concatènent les moments d’échanges autour de la revue et de RS et, repris et réécrits dans ce canevas, désirent livrer de manière lisible (et audible) la trame d’un regard situé.
Ce qui importait donc dans ce « document » était, moins de procéder à une analyse rigoureuse d’un agent qui fonde une revue (objectiver les conditions de la fondation de revues pourrait être un sujet de recherche), mais bien davantage de transmettre les représentations de Christian de Montlibert en fournissant, aux lecteurs distanciés du contexte plus précisément strasbourgeois, les éléments qui, selon lui, ont généré la fondation d’une revue ; d’en avoir une mise en mots, un témoignage. Il y aura ainsi une sélection et une perspective peut-être sténographique de l’histoire de la revue, mais ce regard rétrospectif n’en reste pas moins, dans tous les cas, une représentation autant qu’un témoignage de son directeur et fondateur, lesquels donneront à penser une situation locale (Strasbourg) autant qu’une vision de sa position localisée …
Nous le savons, Christian, même s’il s’agit d’une reconstruction, forcément, voire d’une « illusion biographique » du locuteur, ou d’un « enquêté », lequel tente de s’appliquer à sa propre histoire les concepts de champ, de position, d’auto-analyse puisqu’il les maîtrise… ; il n’en demeure pas moins que l’entretien propose dans tous les cas un angle qui ouvre sur des représentations… Ici sur tes représentations de la construction de Regards Sociologiques ; afin d’en avoir une mise en mots, un témoignage.
Oui, et tout ce que je dirai ne se comprend bien que si l’on sait que dans cette période la sociologie connait une extension universitaire assez importante qui lui donne une autonomie qu’elle n’avait pas précédemment : l’enseignement de la sociologie, lorsqu’il existait dans les années 1970, était souvent inséré dans les cursus de philosophie. Les raisons qui conduisent à cette extension institutionnalisée sont multiples, liées aussi bien aux transformations des caractéristiques des enseignants et des étudiants (la croissance des « cadres » et plus globalement des « classes moyennes ») qu’aux transformations des mondes politiques et économiques. Pour le dire vite, l’état des rapports de classe qui amenaient les classes dirigeantes à moderniser leurs techniques de domination (elles pouvaient grâce aux sciences sociale en savoir plus sur l’état d’esprit des dominés) doit y être pour beaucoup même s’il ne faut pas négliger le rôle des luttes internes au sein de l’université et plus généralement au sein de l’univers intellectuel. Dans ces conditions la création de revues de sociologie était en quelque sorte un aboutissement logique. C’est dire que je n’ai été – étant donné mes caractéristiques personnelles fortement déterminées par les deux guerres mondiales – qu’un vecteur, un porte-parole, un portefaix en somme d’un processus bien plus général d’institutionnalisation.
Tu parlais des « caractéristiques des enseignants » en lien avec cette institutionnalisation … ?
… Oui, les caractéristiques des enseignants et chercheurs de sociologie dont je partagerai le travail, mêlaient des données hétérogènes parfois même hétéroclites et elles ne sont pas sans rapport avec le processus d’institutionnalisation de la discipline. Robert Pagès avant d’être directeur de recherches au CNRS avait été un militant politique révolutionnaire, Marcel Lesne, fils d’ouvrier du Nord ait été instituteur avant de suivre dans le stalag où il était prisonnier des cours universitaires, il sera ensuite inspecteur de l’enseignement nommé au Maroc puis Directeur des centres sociaux éducatifs fondés en Algérie par Germaine Tillion et n’avait échappé que de justesse au massacre des inspecteurs perpétré par l’OAS. Henri Hatzfeld professeur de sociologie à Nancy avait été victime des interdictions imposées au juifs par l’« État français » de Pétain, il avait été pasteur dans la Drome et avait participé avec Marcel David a la création des Instituts du travail. Jean Stoetzel a été, après son agrégation en Philosophie, en quelque sorte « americanisé » en séjournant près de cinq ans aux USA dans l’univers des sondeurs d’opinion. Alain Girard était de formation littéraire avent de devenir démographe et sociologue ; il a joué un rôle important dans l’institutionnalisation et même la professionnalisation des sciences sociales.
Les trajectoires participent, parfois, à incurver l’univers dans lequel elles s’insèrent et s’incurvent, c’est sûr… Cela doit dépendre des dispositions… Mais tu as connu toutes ces personnes dans les années 1970 avant d’arriver à Strasbourg et d’y fonder Regards Sociologiques… ? Comment es-tu arrivé en poste à Strasbourg ?
Pour comprendre ce qui se noue en 1991, il faut peut-être en effet se replonger dans les années 1970… J’avais été recruté comme vacataire par Robert Pages, directeur du laboratoire de psychologie sociale de la Sorbonne. C’était un défenseur de l’expérimentation en sciences sociales. C’est avec lui que j’ai publié mes premiers écrits sociologiques. Pagès m’avait demandé de travailler sur les expérimentations sociales des phalanstères du XIXe siècle et de suivre des revues et pour faire des comptes-rendus d’articles. Mes analyses de travaux ont été publiées dans la Revue française de sociologie et dans la revue fondée par Durkheim l’Année sociologique. Pour dire simplement, le goût pour des revues de sciences sociales m’est venu tôt.
Ensuite j’ai été recruté par Bertrand Schwartz directeur de l’École des Mines de Nancy et des organismes de formation permanente qu’il avait créés là. J’ai travaillé avec Marcel Lesne, le professeur de sociologie de l’Université de Nancy, à l’élaboration d’une méthodologie d’analyse du travail en vue de mettre à jour les formations nécessaires pour faire face aux transformations du monde du travail très rapides à ce moment. A vrai dire, la tension entre les partisans de l’intervention psycho sociologique, fascinés qu’ils étaient par le non-directivisme de Carl Rogers, et les chercheurs attachés à l’analyse des structures sociales et partisans d’une approche moins subjective et plus rationnelle était considérable. J’ai soutenu la thèse de la nécessité de publier dans des revues à comité de lecture pour obtenir une reconnaissance des positions défendues qui, depuis Durkheim, affirmaient que la pédagogie ne pouvait que bénéficier d’une analyse sociologique des situations passées, présentes et à venir des élèves et ainsi obtenir une légitimité intellectuelle. Là encore, j’ai été chargé de la publication de résultats d’enquêtes et de textes plus méthodologiques.
Durant cette période j’ai préparé et soutenu ma thèse de Troisième cycle sous la direction de Jean Stoetzel, le professeur de psychologie sociale de la Sorbonne, qui dirigeait la Revue française de Sociologie et qui m’incita à y publier. Ce que je fis, bien entendu, avec quatre articles acceptés par le comité de lecture. Ensuite Bertrand Schwartz a créé un centre de recherches, l’Institut National pour la Formation des
Adultes (INFA), où j’ai été élu sur un poste de Maître Assistant. J’y ai préparé et soutenu une thèse d’État sous la direction d’Alain Girard. Cette thèse portait sur la division du travail et ses rapports avec la formation permanente. Dans un moment de transformation intense des structures matérielles de la production, comme je le montrais avec mes enquêtes auprès des ingénieurs responsables de la fabrication, auprès des ingénieurs et cadres des cimenteries, auprès des ouvriers des laminoirs, auprès des conseillères en économie sociale, auprès des assistantes sociales, etc.… Donc dans ce contexte, le patronat ne pouvait que militer pour une transformation des systèmes de formation et réclamer une adaptation rapide des compétences aux nouvelles exigences de l’organisation du travail. Ce fut une période intense de publication. Les travaux et les actions menées à l’INFA en faveur d’un développement de la formation continue étaient soutenus par les syndicats qui, après 1968, obtinrent la reconnaissance du droit à l’éducation permanente. Les luttes politiques des années suivantes amenèrent à confier aux entreprises, et non à l’Éducation Nationale, la mise en place des programmes de formation ; ce que je n’acceptais guère. Ce choix conduisait à la fermeture de l’INFA. Ce fut une période agitée. Nous fîmes grève, nous manifestèrent mais rien n’y fit ! Pour les collègues qui n’avaient pas de statut universitaire, c’était une période de grandes inquiétudes pour lesquelles la psychanalyse et la psychothérapie institutionnelle n’était pas d’un grand secours.
Ensuite, j’ai été élu, en 1973, Professeur à la Faculté des Sciences Sociales de l’Université de Strasbourg. Sachant que Maurice Halbwachs, Georges Duveau, Henri Lefevre, entre autres, avaient enseigné là, je me sentais quelque peu impressionné !
Et à Strasbourg alors, quel est le contexte scientifique ?
A Strasbourg, il n’y avait, à l’époque, que trois professeurs : Viviana Pâques en ethnologie, Julien Freund et moi en sociologie. Julien Freund était proche de Raymond Aron, non pas du Aron sociologue mais du Aron ayant pris des positions politiques de droite. Freund se rattachait à une pensée de plus en plus sensible à la « décadence de l’Occident » qui l’amenait à participer activement à l’élaboration des idées de la « nouvelle droite » du G.R.E.C.E et, alors, à publier des articles dans la revue d’Alain de Benoist et dans des revues allemandes d’extrême droite2. Il avait traduit des textes de Max Weber en insistant sur « l’individualisme » ou sur la « neutralité axiologique ». Il appréciait d’autant plus Weber qu’il voyait en lui un opposant résolu au marxisme et même à tout déterminisme ce qui est complètement erroné, comme l’ont montré de bien meilleures traductions et surtout une bonne connaissance des prises de position de cet auteur. Il était très critique, souvent sarcastique même, de ses prédécesseurs qui avaient occupé avant lui le poste de professeur (George Duveau, proche de l’historien Albert Soboul, puis Henri Lefebvre connu pour ses interprétations de la pensée de Marx, etc.) …
…D’accord, idéologiquement, j’imagine les tensions… Mais plus concrètement, comment se matérialisaient ces oppositions ?
Il faut savoir que Julien Freund avait fondé à Strasbourg en 1972, la Revue des sciences sociales de la France de l’Est ; il avait été un temps le seul professeur de sociologie. Tout se passe à mon sens comme si Julien Freund cherchait, sur un plan symbolique, à renouer avec la « Kaiser-Wilhelm-Universität »3, fermée en 1918 (et en particulier avec Georg Simmel qui y assurait un cours) en s’opposant aux enseignants pétris de rationalisme et d’idées plus ou moins socialistes qui avaient été affectés à Strasbourg en 1919. J’ai d’ailleurs consacré un article à cette période qui a vu arriver Lucien Febvre, Marc Bloch, Maurice Halbwachs, Edmond Vermeil, Jean Cavailles 4… Il voyait en Weber et Simmel des opposants résolus aux idées d’Émile Durkheim que Maurice Halbwachs avait diffusées lors de son enseignement à Strasbourg entre les deux guerres. Donc, tous les facteurs étaient rassemblés pour que les conflits entre partisans de l’individualisme méthodologique et partisans d’une analyse tenant plus compte des structures sociales deviennent considérables au sein de ce qui était alors la Faculté de Sociologie et d’Ethnologie.
Le décès précoce de Julien Freund ne changea rien à la situation : le fait qu’il ait pu s’appuyer sur des maîtres assistants et des assistants qui continueront à développer ses thèses après sa disparition alors que, en même temps, le poste de Viviana Pâques, retraitée, était occupé par un ethnologue plus sensible à la transcendance qu’à l’analyse rationnelle, conduisait à ce que les tensions perdurent.
De mon côté, par l’intermédiaire sans doute d’Henri Hatzfeld le professeur de sociologie de l’Université de Nancy où j’avais assuré de enseignements, j’avais reçu l’appui de Roger Mehl, qui enseignait la sociologie du protestantisme, d’Etienne Trocmé, alors président de l’université, très opposé aux idées d’extrême droite et de Viviana Pâques professeur d’ethnologie, élève de Griaule et de Marcel Mauss.
Dans ce contexte, il me semblait d’autant plus nécessaire de pouvoir diffuser des recherches sociologiques empiriques, moins philosophico-politiques à la Freund, plus sensibles à la cumulativité qu’impliquaient les lectures de Karl Marx, d’Émile Durkheim, de Max Weber, de Maurice Halbwachs et de Pierre Bourdieu entre autres, ce qui fut fait avec la fondation de Regards Sociologiques en 1991.
On perçoit bien, dans ce que tu évoques que les luttes idéologiques peuvent aussi suivre le fil de querelles épistémologiques… ou l’inverse … ! Mais, et alors, quel a été l’ancrage possible pour Regards Sociologiques qui surgit finalement en 91 dans cet univers Strasbourgeois tellement polarisé depuis une quinzaine d’années ?
Cette nouvelle revue se différenciait de La revue des sciences sociales de la France de l’Est … Dans laquelle j’ai bien sûr publié et qui, certes, accueillait parfois des articles démographiques, ethnographiques et sociologiques… Disons d’abord que Julien Freund n’imposait pas ses conceptions du monde : il laissait cette revue être dirigée par le démographe Claude Regnier puis par le sociologue Freddy Raphael. Reste que, d’abord, la revue était entièrement, à l’époque, consacrée à l’Alsace même si j’avais réussi à y glisser des articles sur les manifestations des ouvriers lorrains contre la fermeture des industries sidérurgiques et, ensuite, qu’épistémologiquement, la revue qu’avait créée Julien Freund faisait d’un « individu » dressé contre tout déterminisme (à la suite de lectures partisanes de Weber et de Simmel), la pierre d’angle de ses orientations.
Immédiatement, et en opposition, la revue Regards Sociologiques s’est ouverte autant à des articles de collaborateurs de Pierre Bourdieu qu’à des chercheurs confirmés de divers horizons disciplinaires. J’avais en effet, et on le comprend, inscrit la ligne éditoriale dans une tradition sociologique où le travail,
l’économie, la bourgeoisie et les classes populaires étaient des objets transversaux souvent envisagés au prisme d’une objectivation des logiques de domination et de stigmatisation.
Elle valorisait aussi des travaux de jeunes chercheurs et chercheuses (au niveau local aussi) et s’intéressait, dès ses premiers numéros, à des objets encore peu traités ou peu légitimes dans les années 90 comme le rap [n°1, 1991] 5, les sciences du sport, la nature [n°14, 1997], l’Inde [n°2, 1991], ou le handicap [n°1, 1991 ; n°3, 1992], tout en suivant bien entend certaines thématiques au cœur de la sociologie comme le corps [1992], l’art [n°4, 1992] les quartiers [n°13, 1997] ou le travail [n°3, 1992]… Dès le début [n°4,] après plus d’une année d’existence et 3 varia si je m’en souviens bien, le temps que la revue se fasse connaître, il m’est possible d’organiser plus sereinement des numéros thématiques. Des thématique toujours centrales comme la « sociologie de la culture et de la littérature » ou l’« identité féminine » ou les rapports « homme-femme » [n°9-10, 1995]. La revue n’hésitait pas non plus à publier des notes de recherche en ethnologie et en sociologie, là, sur le monde rural en Afrique ou, ici, sur les jeux de hasards quand ce n’est sur l’économie en Grèce.
Pierre Bourdieu a aussi contribué par ses réflexions sur la manière de faire science et sur les effets des sciences sociales à façonner le « caractère particulier », si l’on peut dire, de Regards Sociologiques. Depuis sa création en 1991, le projet éditorial de la revue repose en effet sur la volonté de créer ce « réseau d’auteurs » réunis autour d’« un projet intellectuel » que Pierre Bourdieu appelait un « collège invisible ». Regards Sociologiques a ainsi voulu mettre en œuvre un style de travail collectif peut-être incompatible avec les traditions et les attentes d’un monde encore attaché à la logique littéraire avec ses alternatives mondaines du singulier et du banal, du nouveau et du dépassé… ?
S’inscrivant dans « un réseau d’auteurs » et un « projet intellectuel » fondé autour d’une ligne épistémologique rigoureuse, intégrant différentes perspectives théoriques et disciplinaires et publiant des recherches sur des objets ayant aussi peu droit de cité à ce moment-là, il était logique que Pierre Bourdieu y publie ses travaux sur le champ philosophique et « le champ littéraire » [n°17-18, 1999] après les avoir présentés lors de la Formation Doctorale dont j’assurais aussi a ce moment la responsabilité. Bourdieu était actif hors de Paris et est venu plusieurs fois à Strasbourg : il a notamment participé au colloque de 1998 consacré aux effets du néolibéralisme, il y a présenté un texte publié dans la revue [n°21, 2001], texte que sera repris par le journal Le Monde. Il a aussi répondu à la demande du professeur de philosophie Lucien Braun qui assurait alors la direction des Presses Universitaires de Strasbourg et est intervenu dans une réunion consacrée à l’édition universitaire menacée, d’un côté, par les stratégies commerciales de groupes financiers pour contrôler la production des livres et, d’un autre côté, par la Révision Générale des Politiques Publiques qui s’organise dès 2007 et qui somme les publications des universités à devenir rentables [n°47-48].
D’accord, nous percevons les logiques des luttes, les appuis symboliques, les positionnements des uns et des autres, les modèles qui orientent l’image de la revue… Tout cela dessine cette histoire de Regards Sociologiques que tu retraces.
Et au niveau de l’organisation, des financements, du fonctionnement interne…
… Commençons par la situation actuelle, si tu veux bien ! Au fil du temps, Regards sociologiques, comme de nombreuses autres revues scientifiques, a rencontré des difficultés engendrées par la politique universitaire de l’État et par son mode de fonctionnement qui repose presque totalement sur le bénévolat. Actuellement, le financement de Regards sociologiques repose d’abord sur les bibliothèques universitaires,
organismes publics, qui achètent la revue par abonnement. Or, si cette économie de la connaissance assure l’enrichissement du savoir, elle rapporte peu en termes financiers. Aussi la revue a- t-elle, depuis sa création, bénéficié des aides de l’Université Marc Bloch, des subsides du laboratoire du Centre de Recherches et d’Etudes en Sciences Sociales (CRESS) comme du travail des secrétaires de la Faculté des Sciences Sociales, Mesdames Nalini Perrinen et Andan Bozlar. J’en profite pour rendre hommage à leur travail, car sans leur appui, peu de choses auraient été possibles : Nalini Perrinen passait du temps à corriger, rassembler et à compulser les articles pour les impressions et Andan Bozlar dactylographyait les textes des auteur.e.s à une époque où la saisie informatique ne se pratiquait pas. Aidées de ces deux secrétaires, j’étais seul à m’occuper de la revue, à contacter les auteur.e.s, envisager les numéros…
… Puis, à partir de 2004-2005, au moment de mon départ en retraite, les réformes successives de l’enseignement supérieur6 et des enjeux locaux liés aux rapports de force entre les différentes orientations des sciences sociales au sein de la Faculté des Sciences Sociales ont réorienté la revue vers le mode associatif. Deux idées fortes ont appuyé cette décision actée en 2007. D’une part le souhait que ce travail collectif ne soit pas enrôlé pour répondre aux demandes sociales, pourtant nombreuses et attractives, qui veulent que la sociologie fournisse des instruments de légitimation des dominations. Et, d’autre part, le constat qu’une recherche autonome et critique a de plus en plus de difficultés a se développer dans l’université tant la mise en œuvre de cette ambition y est non seulement de moins en moins possible par l’imposition de thématiques définies, en amont, par les « appels » des ministères et, en aval, par les exigences « d’employabilité » des étudiants, mais aussi de plus en plus dévalorisée par les réformes néolibérales qui induisent un individualisme concurrentiel. C’est aussi dans un contexte national et local de mouvements sociaux qui vont s’échelonner entre 2004 et 2009, et donc marquer aussi localement l’Université Marc Bloch avec nombre d’occupations notamment, que se font ces changements.
A partir de 2007, j’ai pu compter sur un groupe d’étudiants et d’étudiantes et de chercheurs et de chercheuses très investies en sociologie comme dans les divers mouvements lors de ces années-là. Nous discutions beaucoup de ces enjeux. Je suis allé voir, Michel Nachez qui travaillait à l’université et a construit le premier site internet7. Dans ce groupe, Anaïs Cretin a organisé la gestion du secrétariat de rédaction pendant un moment. Olivia Rick a pris en main la gestion financière et une partie des relectures en liens avec les évaluateur.trice.s ; David Naegel a fourni le logo auquel tient tant la revue. Après, ou en même temps, Clément Bastien a révisé la maquette de couverture ainsi que renouvelé l’identité visuelle avec la maquette et a très longtemps opéré le très fastidieux travail de mise en page. Travail repris alternativement par Thierry Ramadier et par toi-même… Si l’on regarde les numéros, on voit très bien l’évolution ; reste que ce n’est jamais évident de gérer cette forme d’artisanat intellectuel, surtout collectivement.
Aujourd’hui, c’est encore une nouvelle configuration qui s’ouvre pour perpétuer la revue. J’ai bientôt 87 ans, de sérieux problèmes de santé et je ne sais pas ce que l’avenir me réserve ou plutôt je sais tres bien ce que sera l’avenir, il fallait donc que je passe le relais pour que la revue continue. Il est vrai que j’ai un rapport affectif très fort avec cette revue que j’ai créée et dirigée pendant 42 ans qui me conduit à désirer qu’elle continue. Avec sa nouvelle dynamique, son nouveau directeur de la publication, son comité de rédaction étendue, son conseil scientifique renouvelé, son nouveau site, etc., la revue poursuit sa ligne éditoriale scientifique qui repose sur la volonté de permettre à des chercheurs confirmés de diffuser leurs travaux à côté de ceux de jeunes chercheurs souhaitant faire connaître le fruit de leurs recherches, en
mêlant l’interdisciplinarité, tant professée par les institutions mais rarement reconnue ou appliquée… Il s’agit de porter un regard sociologique structuré aussi bien sur des données proprement sociologiques ou ethnologiques que sur des données issues des sciences politiques, de la géographie, de l’histoire ou encore de la linguistique ou même de la littérature. A chaque fois le point de vue sociologique structure l’analyse ! Ce projet éditorial espère, c’est mon souhait, avant tout, de la diffusion de la connaissance un effet libérateur des contraintes pesant, lourdement, sur « l’humaine condition ».
Rien ne l’exprime mieux pour moi, que cette phrase de la leçon inaugurale du premier cours de Pierre Bourdieu au Collège de France : « la connaissance exerce par soi un effet qui me paraît libérateur, toutes les fois que les mécanismes dont elle établit les lois de fonctionnement doivent une part de leur efficacité à la méconnaissance, c’est à dire toutes les fois qu’elle touche aux fondements de la violence symbolique »8. De fait Regards sociologiques se veut une sorte de porte-parole de l’histoire d’une société qui, à travers les études publiées, se retourne un moment sur elle-même et réfléchit sur ses pratiques.
- On trouvera une première exploitation de ceux-ci ainsi qu’une analyse de la position de Christian de Montlibert appuyée par des entretiens menée auprès de ses collègues, amis et étudiants, dans : Bastien Clément, Cretin Anaïs, Rick Olivia, « Notes sur les (re)capitalisations pédagogiques. Prolégomènes à une analyse systématique du rapport Professeur-étudiants », in Bastien Clément, Borja Simon et Naegel David (dir.), Le raisonnement sociologique à l’ouvrage. Théorie et pratiques autour de Christian de Montlibert, Pars, L’Harmattan, 2010, pp.477-498. ↩︎
- On pourra lire sur cette question : Laurens Sylvain, Bihr Alain, « L’extrême droite à l’université : le cas Julien Freund », Agône, n°54, 2014, pp.13-26. ↩︎
- On pourra lire sur cette histoire : Bischoff Georges, Kleinschmager Richard, L’université de Strasbourg, Cinq siècles d’enseignement et de recherche, Strasbourg, La Nuée Bleue, 2010 ; Denis Marie-Noële, Gérard Annelise, Weidmann Francis, Jonas Stéphane, « Strasbourg et son université impériale, 1871-1918. L’université au centre de la ville », Les Annales de la recherche urbaine, n°62-63, 1994. pp. 139-155 ; Olivier-Utar Françoise, « La dynamique d’un double héritage. Les relations université-entreprise à Strasbourg », Actes de la recherche en sciences sociales, n°148, 2003, pp.20-33. ↩︎
- Cf. Montlibert Christian de, « Professeurs antifascistes et résistants à l’université de Strasbourg », in Guth Suzy, Pfefferkorn Roland, Strasbourg, creuset des sociologies allemandes et françaises, Paris, l’Harmattan, 2019 ; Montlibert Christian de, « Histoire et sociologie. Quelques réflexions issues d’une autobiographie scientifique personnelle », Revue des sciences sociales de la France de l’Est, n°68, 2022 [en ligne]. ↩︎
- Référencements entre crochets ajoutés lors des phases de transcription et de réécritures. ↩︎
- Cf. sur cette question, entre autres : Brisset Claire-Akiko (dir.), L’université et la recherche en colère. Un mouvement social inédit, Bellecombe-en-Bauges, Corquant, 2009 ; Dossier « Que faire pour l’Université », Mouvements, n°55-56, sept.-déc. 2008 ; Dossier « L’enjeu du service public », Raison présente, n°173, 2010. ↩︎
- Voir page : « Ancien site », site Regards Sociologiques. ↩︎
- Bourdieu Pierre, Leçon sur la leçon, Paris, Minuit, 1982. ↩︎